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Interview de l’animateur du compte Instagram « Fans can support Palestine »

Entre les travées du Millerntor et les luttes pour la justice en Palestine, un supporter irlandais du FC St. Pauli raconte son engagement. Installé en Allemagne depuis plusieurs années, il conjugue amour du football, héritage anticolonial et activisme politique dans une tribune sans compromis. Face au silence du club après octobre 2023, il prend la parole, affiche ses convictions et affronte les courants antagonistes. Antifascisme, histoire coloniale, antisionisme, dialogue entre supporters : cette interview propose une traversée lucide et humaine des contradictions du militantisme footballistique.

1. Pouvez-vous commencer par nous raconter votre parcours en tant que supporter irlandais du FC St. Pauli vivant en Allemagne ? Qu’est-ce qui vous a connecté à l’identité du club ?

Eh bien, tout d’abord, je dirais que j’ai été un passionné de football dès l’enfance, puis j’ai progressivement basculé vers la gauche à l’adolescence… Du coup, quand un camarade m’a parlé du lancement du Dublin Supporters’ Club de St. Pauli en 2010, j’y suis allé. Je m’intéressais de plus en plus à relier mes convictions politiques à mon “premier amour” (le football), et le FCSP m’a tout de suite semblé être un couple parfait. La suite appartient à l’histoire, j’imagine !

2. Comment vos origines irlandaises et vos expériences ont-elles influencé votre compréhension de la solidarité et de la justice sociale ?

Avant tout, c’est lié à l’histoire de l’Irlande. L’un de nos plus anciens textes s’appelle, en anglais, le Book of Invasions. L’Irlande a été — à bien des égards — la première colonie de l’Empire britannique (même si les Écossais ou les Gallois pourraient ne pas être d’accord !), donc on a une conscience assez claire du fonctionnement de l’impérialisme et du colonialisme : comment ils traitent les peuples autochtones, comment ils divisent pour mieux régner, comment ils déshumanisent pour justifier leur violence… Ensuite, il y a toutes les luttes vécues au cours de ma vie, pour rendre notre société plus progressiste : légalisation du divorce, de l’avortement, du mariage pour tous, etc. Et maintenant que notre pays devient plus divers, on voit aussi une montée du racisme et des violences racistes. Enfin, il y a l’expérience migratoire : nous avons une diaspora immense — moi y compris — pour des raisons multiples, et cela aide à développer de l’empathie envers ceux qui quittent leur terre natale, quelle qu’en soit la raison.

3. Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre publiquement position pour les droits des Palestiniens ? Et comment voyez-vous cela s’aligner avec la tradition antifasciste de St. Pauli ?

En Irlande, être pro-Palestine est presque un passage obligé ! J’étais supporter du FC St. Pauli depuis 13 ans avant les événements du 7 octobre 2023, et même si je savais que la question palestinienne représentait un angle mort dans la politique pourtant progressiste du club, j’ai été profondément choqué par le silence alors que l’armée israélienne menait une guerre totale contre le peuple de Gaza.

Et, honteusement, il m’a fallu quelques mois — jusqu’en février 2024 — avant de me dire que je devais agir moi-même. J’ai donc lancé une page Instagram pour rassembler des fans de St. Pauli partageant les mêmes convictions. Le choix, pour tout supporter du club qui voulait défendre la Palestine, était assez net : partir, ou tenter de faire évoluer la position du club en défendant ce en quoi on croit. J’ai choisi la seconde option — mais je respecte profondément celles et ceux qui ont pris la première, tout aussi légitime. Le FC St. Pauli est un club qui, dans sa position la plus élémentaire, affirme son soutien aux droits humains. Aucun être humain n’est illégal. Israël est un État d’apartheid, colonialiste, engagé dans une occupation illégale et qui perpétue un génocide contre le peuple palestinien. Une fois qu’on accepte ces faits, le lien entre antifascisme et antisionisme devient limpide.

4. Le FC St. Pauli a, parmi ses fans, un courant anti-Deutsch assez bruyant. Comment ces supporters réagissent-ils quand vous évoquez la Palestine ?

Mal — très mal ! Ils sont bruyants, organisés et agressifs. Fondamentalement, ce courant a avalé sans discernement l’idée fausse selon laquelle l’antisionisme serait équivalent à l’antisémitisme. Ce sont les fans qui arrachent nos banderoles, nos drapeaux et nos autocollants. Ce qui est frustrant, c’est qu’il est presque impossible de savoir combien ils sont réellement dans les tribunes… Mais une grande partie des supporters de St. Pauli sont intimidés au point de rester silencieux face à cette frange. Il est tout à fait possible — comme dans la société allemande plus largement — que la majorité ne soutienne pas les actions d’Israël mais n’ose pas le dire. Nous devons encourager ces gens, ces supporters, à se sentir assez courageux pour parler.

5. Avez-vous déjà été critiqué ou confronté à de l’hostilité de la part d’autres supporters à cause de votre position pro-Palestine ? Comment réagissez-vous dans ces moments-là ?

Bien sûr, régulièrement. La plupart du temps, c’est de la pure mauvaise foi. Dans ce genre de situation, mieux vaut ne pas perdre son temps — alors je les ignore. Parfois, on reçoit des critiques qui viennent plutôt de l’ignorance ou d’idées reçues que d’une hostilité brute, et là j’essaie d’engager le dialogue et de transmettre quelques infos qui pourraient élargir un peu leur horizon. Est-ce que ça fonctionne ? Qui sait !

6. Pouvez-vous nous donner un exemple de banderole, de chant ou de rassemblement pendant un match où des supporters ont clairement soutenu la cause palestinienne ?

Il y en a eu quelques-uns, mais le plus récent était lors du dernier match à domicile de la saison 2024/25.  Nous avons affiché une banderole avec le message :  “SHOW ISRAEL THE RED CARD” (montrez le carton rouge à Israël).

7. Selon vous, qu’est-ce qui fait des stades de football et de la culture des supporters des plateformes efficaces pour l’activisme politique ?

D’abord et avant tout, c’est une forme de rassemblement. Toute grande concentration de personnes est une occasion d’exprimer une position, et de sensibiliser à ce qui se passe dans le monde. Les gens se sentent souvent plus libres d’affirmer leurs convictions dans ces espaces qu’en dehors — parce qu’ils se sentent portés par une cause commune et par l’amour partagé du football.

La culture fan réunit des personnes qui, dans nos sociétés de plus en plus individualistes et fragmentées, n’auraient peut-être jamais pu se croiser autrement. Autrefois, le lieu de travail était peut-être le grand forum de mobilisation, mais aujourd’hui, ce sont plutôt les institutions culturelles comme les clubs de foot qui semblent offrir des espaces plus propices à l’organisation collective.

8. Quelles actions concrètes ou quels projets communautaires avez-vous entrepris (ou rejoints) pour faire exister la solidarité avec la Palestine au sein de la communauté de St. Pauli ?

Honnêtement… pas assez ! À part Instagram, la diffusion d’autocollants, et le fait de rassembler des supporters pro-Palestine au sein du FC St. Pauli, je n’ai pas pris part à d’autres initiatives.

9. On imagine que certains supporters soutiennent Israël du fait de leur appartenance au mouvement anti-Deutsch. Comment déconstruisez-vous cette logique ?

Le désaccord fondamental porte sur la question de l’unicité : l’idée que l’Allemagne est unique, qu’Israël est unique. Ils pensent que les crimes historiques de l’Allemagne sont si atroces que le pays est un cas de mal absolu, et que les crimes commis contre les Juifs sont si exceptionnellement monstrueux que l’État d’Israël mérite une loyauté totale et sans condition.

Mais malheureusement, l’histoire montre que l’Allemagne n’a rien d’un cas à part : les puissances impériales et coloniales ont perpétré des génocides pendant des siècles, bien avant que Lemkin ne formule le terme. Par ailleurs, Israël ne représente ni le judaïsme ni les Juifs du monde entier, et n’a rien d’un projet colonial particulièrement unique. Le mouvement sioniste, fondé à la fin du XVIIIe siècle, avait pour objectif de créer une colonie fondée sur la suprématie juive. Même si la Palestine était leur premier choix, ils ont exploré d’autres options — l’Ouganda, l’Argentine, l’Australie, etc. Ce n’est qu’à partir de 1920 que le gouvernement britannique a autorisé l’installation en Palestine mandataire.

Ces sionistes ont alors commencé à s’emparer de terres appartenant aux populations autochtones, ce qui constitue la source continue du conflit actuel. Il va de soi qu’il y a des Juifs autochtones de Palestine, mais leur présence et leur influence sont largement éclipsées par celle des sionistes qui cherchent à exproprier et à opprimer la population locale — et il faut bien le dire, ils ont très bien réussi.

Ce qu’on peut dire aux anti-Deutsch ? Si vous vous seriez levés contre l’apartheid en Afrique du Sud, vous devez vous lever contre Israël. C’est aussi simple que ça.

10. Quand vous échangez avec des supporters ayant un avis opposé, comment faites-vous pour que la conversation reste honnête et respectueuse ?

J’ai un master en histoire — et c’est là-dessus que je m’appuie dans ces discussions. Pas la morale, pas les jugements de valeur, pas les appels à l’émotion ou à l’humanité… Juste une chronologie détaillée, étape par étape, de ce qui s’est passé sur les 150 dernières années.

Ceux qui justifient l’occupation par des “revendications vieilles de 4 000 ans”, ou par des textes religieux ? Je n’ai pas de temps à leur consacrer.

Mais s’ils sont ouverts au dialogue sur les causes profondes du conflit, sur comment nous en sommes arrivés là et ce qu’on peut apprendre du passé, alors oui — on peut avoir une discussion constructive et respectueuse.

11. En regardant vers l’avenir, quel impact souhaiteriez-vous voir au sein des supporters de St. Pauli — et au-delà — grâce à votre engagement ?

Ce que je souhaite très ardemment, c’est que les supporters s’expriment de plus en plus ouvertement contre ce que fait Israël actuellement.

Même si la plupart sont sionistes — pensent qu’il doit exister un État juif et que les non-Juifs doivent y être citoyens de seconde zone — le minimum que nous puissions faire, c’est condamner clairement le nettoyage ethnique en cours à Gaza, l’occupation illégale en Cisjordanie et au Golan, et l’expansion coloniale des implantations.

Au-delà de ça — peut-être avec un brin d’optimisme — je voudrais que les gens comprennent que la solution à deux États est irréalisable en l’état actuel, et que le seul avenir possible pour la région ressemble à ce qui a été accompli en Afrique du Sud : un État pour tous, avec des droits égaux pour tous les résidents, du fleuve à la mer. Ça peut paraître utopique aujourd’hui, mais toute avancée sociale a d’abord semblé impossible — jusqu’à ce qu’elle se réalise. On finira par y arriver.

12. Enfin, quel message — sur le football, les droits humains ou la solidarité — souhaiteriez-vous laisser aux lecteurs de FCSP Kult(ur) ?

Ne jamais cesser de lutter.

Ne jamais cesser d’apprendre.

Ne jamais cesser de se soucier des autres.

Et surtout — pour reprendre les mots de Rosa Luxemburg :

“Veille à rester humain.”